[PETITE HISTOIRE POUR ENDORMIR LES ENFANTS SANS SOMMEIL]

Mon enfant, écoute bien cette histoire.

Elle prend place dans un lointain passé, lorsque les hommes vivaient à la surface.
Elle met en scène deux jumeaux parfaitement identiques, un garçon et une fille.
Séparés à la naissance pour des raisons inconnues, ils vécurent sans se connaitre.

Des années s’écoulèrent. Le garçon devint un jeune homme et la fille devint une jeune femme.
Le hasard les mit en présence l’un de l’autre et ils tombèrent éperdument amoureux.
Ensemble, ils conçurent un enfant.
Malheureusement, l’accouchement fut difficile. Malgré les soins du jeune homme et d’une vieille sage-femme aveugle, la jeune femme perdit beaucoup de sang et s’éteignit.
L’enfant était vivant mais endormi, et rien ne put l’éveiller.
Fou de douleur, le jeune homme le confia à la vieille aveugle et s’enfuit.

La nourrice emmena l’enfant à la Onzième Cité d’Acier pour prendre soin de lui comme elle l’aurait fait pour son propre enfant.
Le jeune homme parcourut le monde en quête d’oubli, en vain.
Il dispensa ses talents d’inciseur aux miséreux sans en retirer de satisfaction.
Il entra en religion pour connaître Dieu sans rien recevoir d’autre que le silence.

Des années s’écoulèrent. Le jeune homme devint un homme.
Il entreprit de retrouver l’enfant qu’il ne pouvait oublier.
Il parvint à la Onzième Cité d’Acier, dont il franchit les neuf enceintes circulaires une à une, yeux clos et mains jointes, sans jamais s’arrêter en chemin.

Après trois jours et trois nuits de tumultueuses recherches, il trouva la trace de la vieille sage-femme aveugle et lui rendit visite.
L’enfant ne s’était jamais éveillé. Il reposait nu sur une table d’acier, ses veines percées de quatre aiguilles et ses tempes encerclées de quatre électrodes. La nourrice veillait sur son sommeil, lavait son corps, pansait ses plaies, hydratait ses yeux sous les replis parcheminés des paupières.
L’homme tenta tout pour éveiller l’enfant. Il injecta maintes substances et mit en œuvre nombre de procédures opératoires, sans succès.

Après trois jours et trois nuits de vaines tentatives, il traça un troisième œil sur le front de l’enfant, incisa la peau de son scalpel et l’ouvrit de ses écarteurs.

Alors le Premier Né s’éveilla.

Fou de joie, l’homme se jeta à son chevet et remercia les cieux.
L’enfant se leva et se tint immobile au centre de la pièce.
Son regard tomba sur l’homme et celui-ci périt.
Son regard tomba sur la nourrice aveugle et celle-ci périt.
Son regard tomba sur le monde et le monde en fut changé à jamais.

C’est là que s’achève l’histoire, mon enfant.
Que la paix soit sur toi, et sur tes frères, et sur tes sœurs.
Maintenant, endors-toi.