[NOUS]

Nous, cent et mille, dix mille et cent mille enfants aveugles, enfermés dans le ventre du monde. Nous ne savons rien de ces lieux ni pourquoi nous y sommes retenus. Nous pleurons et nous suffoquons dans l’obscurité de caveaux aux proportions de cathédrales. Nous errons sans fin, tentant de nous regrouper. Nous, bêtes amnésiques au sein d’un troupeau sans contours qui s’enroule à l’infini sur lui-même.

 

Notre prison baigne dans le silence des abîmes et nous avons toujours froid. Nombreux sont ceux qui tombent malades, nombreux ceux qui s’effondrent, les poings serrés sur leur poitrine. Egarés dans ce dédale interminable de cellules et de couloirs, marchant sur les corps de nos frères, nous tâtonnons contre les murs dressés devant nous, butant sur chaque obstacle.

 

Nous ne mangeons plus, nous ne rêvons plus. Peut-être qu’on nous injecte des substances durant notre sommeil, peut-être que nous n’avons simplement plus besoin de nourriture, nous ne savons pas, nous ne savons rien. L’éveil est chaque jour plus douloureux, comme si on profitait de ces interminables absences pour nous opérer et nous modifier. Nous autres, nous les petits, les malingres et les faiblards, nous les malades et les idiots, nous, notre existence instable s’effaçant dans la grande foule en perpétuelle reformation.

Dans nos jardins toutes les fleurs poussent de travers, et malgré notre minutie, elles fanent toutes avant de s’ouvrir. Nos boutures malingres à la floraison monstrueuse survivent dans les serres qui s’étendent à perte de vue, inondées de lumière artificielle. Nous élevons des petits animaux efflanqués et souvent anormaux, qui couinent lamentablement. Nos croisements hasardeux produisent des bestioles tremblotantes qui agonisent entre nos mains. Des cadavres minuscules s’entassent et pourrissent dans les coins des cages, leur peau collée aux barreaux rouillés.

 

Notre chair est fragile comme de la cire, elle se défait et se décompose peu à peu. Nous n’avons ni passé ni futur, notre conscience se délite pièce après pièce jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Nous ne sommes que d’éphémères bêtes vouées au vide. Ceux qui tombent malades deviennent nos saints. Nous entourons leur affaiblissement radieux de nos soins jusqu’à leur mort et au-delà, jusqu’à la putréfaction de leur chair. Alors nous les enterrons dans le jardin, puis nous les oublions, comme tout le reste.

Jouer encore. Encore et encore. Des heures durant répéter les mêmes gestes en gémissant doucement. Des heures à ressasser les mêmes histoires exsangues, à rejouer les mêmes scènes sans plus les comprendre. Des heures à nous prendre pour ce que nous ne serons jamais, au fond d’une pénombre viciée, à nous oublier dans des jeux obsessionnels qui nous laissent grisés et affaiblis.

 

Nous imaginons que les parois sont peintes de couleurs vives, éclatantes, qu’elles sont couvertes de larges fresques chamarrées. Notre conscience s’illumine alors de joie à l’évocation de ces mille scènes fourmillantes de détails, de ces mille histoires infimes et captivantes. Nous tremblons d’excitation et de frustration, et nous geignons ensemble. Nous rions et chantons sans desserrer les lèvres, à genoux. Nous rêvons à n’en plus finir, les mains collées aux murs.

Parfois, certains d’entre nous disparaissent sans laisser de traces, sans raison, et c’est comme un vide dans notre âme, une case blanche qui s’assombrit. Notre deuil est éternel. Nous voulons croire que nos frères ont retrouvé la liberté et la sérénité, qu’ils ont découvert une issue et sont partis vers des lieux plus cléments. Mais peut-être n’existe-t-il pas d’autre monde que le nôtre.

Nous démolissons les murs à mains nues. Nous grattons les mortiers trempés jusqu’à ce que nos doigts soient en sang. Nous nous efforçons de percer une à une les enceintes concentriques qui nous retiennent. Mais les parois cicatrisent chaque nuit et malgré nos coups répétés, notre volonté obsessionnelle, nos cent et mille, dix-mille et cent-mille mains à l’œuvre, malgré tout, notre prison reste étanche. Dédale truqué, trafiqué, sans issue.

 

Nous recousons nos plaies avec du vieux matériel chirurgical trouvé dans des réserves mais nous ne faisons qu’aggraver les choses, nous infecter avec des aiguilles souillées. Nos blessures ne se referment jamais et continuent de suppurer. Ça n’a pas de sens. Au cours d’une bagarre ou d’un jeu, nous sentons parfois sous nos doigts des incisions toujours humides, prêtes à se rouvrir, et en nous-mêmes nous pensons : « maudit ». Et l’accusation résonne sans fin dans notre conscience commune.

Nous hurlons notre faim et nous pleurons nos morts, nous geignons dans une langue qui n’existe plus, c’est là toute l’histoire de notre vie imbécile et larvaire. Nous les ombres tapies dans l’ombre, nous les stupides petits gosses affamés, nous les chiens aux abois. Nous les anormaux, les fantômes détraqués, les dormeurs qui ne rêvent plus.

Dans nos jardins de cendres et d’os, des rumeurs souterraines enflent : le festin insupportable des larves dans les corps décomposés de nos frères. Leur grouillement est un fracas épouvantable à peine étouffé par les poignées de terre dont nous recouvrons nos morts. Bientôt viendra le temps où les vers s’attaqueront aussi aux vivants. Le jardin deviendra alors une zone interdite et nous devrons l’effacer de notre conscience et de notre histoire.

 

Lorsque les vers se mettent à susurrer leur cantique de mort et que la terreur s’abat sur nous, nous nous serrons les uns contre les autres, en larmes. Nous nous couvrons de baisers et de câlins, nous murmurons des encouragements. Nous essayons de nous caresser sans nous faire de mal, mais parfois nos ongles glissent sous la peau, forcent involontairement les ventres et les gorges. Nous n’y pouvons rien, victimes de notre tendresse vorace et meurtrière. Nous avons tant besoin de réconfort. Nous avons tant besoin d’aide.

 

Des monstres. Des sales petits monstres, des sales petits gamins tordus et méchants, voilà ce que nous sommes. Des sales petits monstres. Des monstres.

Nos mains plaquées sur nos yeux, nous appuyons, nous ne voulons pas voir. Personne ne nous empêchera d’être ce que nous sommes, la cécité est notre béatitude. Non, nous ne voulons pas voir. Non, nous ne voulons pas voir.

 

Le tumulte des larves monte encore d’un cran et les fresques qui couvrent les parois pourrissent d’un coup et se désagrègent. Alors nous tombons à terre et nous couvrons nos oreilles. Nos tympans saignent, mais nous ne souffrons pas. Nous, amnésiques volontaires, muets par principe, aveugles par choix. Nous dont le nom fut rayé des listes, dont l’existence fut niée. Nous, une seule âme disséminée dans mille corps, une conscience unique. Nous, cloîtrés dans la nuit des temps. Nous, mille fous illuminés par le soleil de la connaissance, mille dévots auréolés de gloire pathologique. Nous, flammèches de vie éphémère.

Nous courrons à l’extinction sans nous retourner. Nous, nos errances asynchrones, nos rêveries faméliques.

 

Nous ressassons nos histoires absurdes nous suturons nos blessures nous chérissons nos défaillances nous léchons nos plaies nous pleurons nos morts. Rien ne nous sera épargné, rien. Les os craquent et les âmes s’éteignent, sans cesse, et de nouveaux enfants sans nom viennent prendre la place des disparus, sans cesse.

 

Nous nous enfoncerons dans la souffrance aveugle et l’oubli, aussi loin que possible. Nous nous viderons de notre conscience comme on nous a vidé de notre substance, nous nous entretuerons en d’obscures cérémonies hébétées. Nous, cent et mille, dix mille et cent mille, innombrables.

Nous.

Nous.

Nous.

Entendez-nous.

 

Nous nous dédoublerons encore et encore, nous frapperont les murs jusqu’à les abattre, nous nous multiplierons jusqu’à déborder de notre prison. Et nous verrons la planète sous nous et nous nous répandrons, hurlant d’une même voix, d’une fièvre aveugle et vengeresse, nous contaminerons la réalité et l’entraînerons dans notre extinction. Nous croîtrons jusqu’à ce que toute autre forme de vie dépérisse, entendez-nous. Entendez-nous. ENTENDEZ-NOUS.