[LE JUGEMENT]

Six sont les piliers qui soutiennent les cieux et six les enceintes qui encerclent la terre.

Au centre, je suis pendu tête en bas par une corde d’acier. Mes bras sont plaqués dans mon dos par des liens métalliques qui scient mes articulations. Sous moi, le dallage de plomb s’enroule en cercles concentriques autour d’une bonde d’évacuation. Le silence de l’abîme, l’univers éteint. Le vide et l’oubli.

Une poignée de gamins nus s’emparent du sol sous moi, jouant et piaillant. Je ne parviens pas à distinguer leur visage. Ils se roulent par terre, se battent et hurlent sans discontinuer. De derrière un des piliers apparaît un homme à tête de loup, brandissant en son poing un couteau à amputer. Sa gueule sans yeux se tourne vers moi et un vrombissement insupportable emplit l’air. Des mots illisibles se ramifient sur les colonnes et le monstre, du doigt, m’indique un symbole de soleil percé gravé dans le plomb. Je hoche la tête sans comprendre.

 

Six sont les points névralgiques du système somatique et six les roues qui marquent les seuils. Sous ma peau, la septième roue tourne comme un soleil noir dans un ciel de viscères.

Le battement de mon cœur sonne comme un mauvais enregistrement et les personnages glissent sur des rails invisibles. Ils ne sont pas vraiment vivants. Tout ce rêve est un piège, une pièce trafiquée, montée en boucle.

Six hautes figures drapées et encapuchonnées de blanc, six juges sans nom et sans voix, apparaissent alors dans un tonnerre d’applaudissements mécaniques. Juchés sur d’énormes chevaux de trait caparaçonnés, ils s’avancent lentement dans ma direction, suivis d’un cortège de valets et d’écuyers qui portent hautes des bannières blanches. Les montures enjambent lourdement les rigoles d’évacuation pratiquées dans le dallage, leurs sabots claquant sur les plaques métalliques. Une buée opaque s’échappe du mufle des bestiaux. Les cavaliers m’encerclent. Ils portent de longues lances au fer recourbé. Impossible de distinguer leur visage, caché par les plis de leur capuchon loqueteux. Quelqu’un me signale qu’ils sont les hérauts de l’épidémie, celle qui décime des armées entières, celle qui abat les puissants comme les faibles.

 

Les cieux sont entièrement couverts de nuées de cendres qui se tordent et se mêlent convulsivement comme un nœud de serpents. Les six juges blancs tendent leur pique dans ma direction, prêts à me mettre à mort. Je me tords dans mes liens comme un insecte dans la toile. Aucun mot n’est prononcé, mais je sais ma sentence arrêtée. Alors les lances me frappent sans pitié, percent mon ventre et ma gorge et me déchirent sous les vivats d’une foule invisible. Une valetaille d’humanoïdes difformes accoure, armée de couteaux et de ciseaux, et on me dépèce avec soin, on retire mes entrailles et on sépare délicatement les chairs des os et les organes des tissus. Je ne ressens rien de particulier hormis une curiosité désincarnée pour le bizarre assemblage des structures de mon organisme.

Dans le ciel apparaît la figure d’une sainte au visage brouillé par une ombre granuleuse. Elle se dédouble, se duplique, et son image multiple se répand en foule sur le ciel, dans un chœur céleste de hurlements et de sirènes d’alarme. Au centre de ces mille regards infiniment sereins, je m’éteins peu à peu. Mes yeux se ferment. Je sais que le câble auquel je suis pendu monte jusqu’au ciel. Je sais que bientôt, comme tant d’autres avant moi, je renaitrai à une réalité nouvelle, lorsque les nuées seront dissipées pour dévoiler six astres vibrant de gloire renouvelée.

 

Alors un grand vent se fait, auquel rien ne peut résister, et les bannières blanches du jugement claquent dans la nuit brûlante. Les juges et leur cortège sont figés sur place comme autant de statues. Du sang déborde de la bonde en un flot ininterrompu et noie déjà les rigoles d’évacuation, à rebours. Il remonte peu à peu à hauteur des jarrets des chevaux, qui ne bronchent pas. Ils se laissent engloutir sans esquisser un mouvement. Les gamins sans visage, les valets, les cavaliers, tous disparaissent à leur tour sous la surface opaque. Les vagues rouges submergent peu à peu la scène.